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14 février 2014 5 14 /02 /février /2014 14:46
Paul Dardé
cinquantenaire de la mort de l’artiste "maudit"

par Christian Puech, biographe de l’artiste.

Paul Dardé : trop grand, trop vrai, pour être redécouvert avant mille ans

A quoi sert aujourd’hui un Artiste en politique ? surtout à attirer des touristes avec ses œuvres. Mais, quand les engagements et messages humanistes qu’elles sous-tendent, dépassent ou contrarient les pouvoirs en place, les écrits de l’artiste ou ceux de son biographe sont souvent censurés. La redécouverte espérée, n’est plus alors que l’enterrement d’une œuvre dans un musée. Aujourd’hui encore à Lodève, les hommages à Dardé éludent l’engagement politique de l’artiste, et se cantonnent dans le détail, comme un : « Colloque sur les dessins préparatoires au faune ». Il n’y a pas de justice sans vérité, et encore moins d’évolution de la conscience et de la dignité des peuples.

Le 29 décembre 1963, Paul Dardé s’éteignait à Lodève dans la misère et l’oubli injustes. En 1920 la presse voyait en lui : « Le nouveau Michel-Ange, successeur de Rodin ».Ce sculpteur socialo libertaire était devenu célèbre à Paris avec son malicieux « Vieux Faune » duquel il disait aux journalistes: « Il ricane et son rire est méprisant pour les hommes… » de pouvoir et d’argent médiocres. Visionnaire. Alors que la fortune lui tendait les bras, il était revenu s’installer près de Lodève, pour aider la population exploitée contrainte de se taire, à s’informer, et à prendre en mains son destin. Mais dans ce pays encore timoré par l’Inquisition, la critique était dangereuse ; on ne se fiait à personne, on ne bougeait pas. Après 1789 de « nouvelles féodalités »(1) avaient été réintroduites par cumul des mandats. Et les banquiers avaient repris la main.

Pour cet engagement, Dardé fut persécuté pour délit d’opinion par quelques notables radicaux et médiocres qui contrôlaient tout, et surtout la liberté d’expression, d’opinion. Ils reprochaient à l’artiste autodidacte -dont ils jalousaient les projets pour la ville ruinée- son indépendance et sa liberté d’expression critique par l’art, le verbe et la plume. Ces persécutions inspirèrent à Dardé un Christ aux Outrages (3 m.) symbole du calvaire d’une partie de la population soumise. Ainsi, la poursuite de son œuvre de sculpture monumentale fut brisée en 1926 par sa mise en faillite. Ses courriers sollicitant le soutien financier de ses débiteurs et amis parisiens avaient été détournés à la poste de Lodève pour l’empêcher de rembourser ses créanciers, écrira l’artiste. Une I.V.G. : Interruption Volontaire de Génie. Pour survivre, le paria s’exila plus de vingt ans sur le Larzac, terre de vérité. Cela, non sans avoir au préalable édité et publié en 1932 un journal avec ses « Lettres Ouvertes aux conseillers municipaux » encore taboues : » J’ai fait face à des manœuvres criminelles…J’estime que j’ai un grand devoir (envers ceux) qui n’ont pas pu se défendre et ont du succomber dans des cas pareils… ». (Mon livre p.139 à 146 ). Dardé vendait son journal dans la rue, le quotidien régional faisant surtout la politique des notables.

En 1964, lors d’une exposition posthume, un notable qui avait eu demi- siècle pour rendre justice à Dardé, s’adressant aux « amis » du sculpteur, demanda théâtralement « Pardon à Dardé !…Nous n’avons pas su faire notre devoir à l’égard de cet artiste. Pendant que nous, les petits les nains, allions à nos activités mesquines…Il faut…Il faut…Il faut… ».( P.219).Quand vanité et orgueil, dépassent la capacité à faire, l’homme en arrive là ! Et, souvent plus bas. Nous allons le voir. La mythologie était bavarde à ce sujet. Ce décalage avec l’envergure de l’artiste rendait impossible la redécouverte véridique de Dardé à partir du Languedoc. D’ailleurs, une chape de plomb politico-médiatique locale (encore d’actualité) tomba sur les écrits de Dardé, voués à passer à la trappe de l’histoire du Languedoc et de l’Art français. Après avoir ferraillé quatre ans avec le sous-préfet et la mairie, le 1er août 1967 le conseil municipal de Lodève refusait à la veuve désargentée la modeste rente dont elle rêvait « pour lui permettre de vivre décemment… » (P.V. d’huissier). Mme Dardé refusait d’enterrer plus du tiers de l’œuvre dans une ville où l’artiste persécuté n’avait jamais voulu effectuer le moindre legs. Pourtant, manipulée, elle y sera amenée pour diverses raisons, contre une rente de 700 francs par mois environ (110 euros) ; nécessité économique oblige.

Mon arrière grand-père, puis mon père Adrien Puech, ayant bien connu l’artiste maudit, (p.200) sa veuve sans enfant m’a confié en 1968 la dangereuse mission d’écrire la biographie véridique de Dardé, et, je cite : « …de m’engager par acte notarié à m’aider à protéger et diffuser l’œuvre de feu mon mari Paul Dardé sculpteur, sachant par avance les difficultés qu’il rencontrera… car toute la vie mon mari et moi nous avons été persécutés par une grande partie de la société qui a voulu nous faire périr( physiquement) ce qui est hélas trop souvent le sort des artistes ».(p.254). Dès lors, les mobiles politiques d’une affaire aussi grave, ayant valeur universelle, ne pouvaient être tus. Et il en fallait du courage intellectuel et du cœur envers la veuve abandonnée de tous, pour se lancer dans pareille aventure. Dans l’élan de ma jeunesse, j’ai donc signé en 1968 le contrat que Mme Dardé « avait composé et écrit en toute conscience et lucidité » -dix neuf ans avant sa mort- devant un huissier qui a établi un P.V., puis un notaire.
En 1968, le souci de vérité et de redécouverte de l’artiste, pour la veuve désargentée défiait des « féodalités » en place, ravivait des remords, égratignait des vanités et prétentions littéraires régionales. La convention signée contrariait aussi de jaloux appétits et emprunts d’œuvres (que Mme Dardé m’avait chargées de récupérer par mandat le 25 octobre 1968,mon livre p.254), ainsi qu’un projet fumeux d’un musée dans sa propriété du Larzac vendue pour 5000 francs (750 euros) ! Pour les manipulateurs de la veuve, j’étais devenu le biographe à abattre. Mais après les persécutions subies par Dardé, la Justice était là en 1969 ! Ce combat inégal et périlleux que j’ai gagné m’honore comme une légion d’honneur méritée sur un champ de bataille. Témoigner sans mise en cause personnelle, ni haine, de ce qui se passe réellement, c’est représenter, défendre la société.

Malgré ces « féodalités » sectaires, après plus de vingt ans de recherches et travail, j’ai publié en 1992 l’importante biographie commandée. Elle rétablit le lien tabou mais indissociable, entre les écrits politiques de Dardé et ses œuvres. Ce livre fait aussi découvrir le sculpteur Dardé comme un merveilleux dessinateur. Il reste le seul ouvrage à reproduire les Lettres Ouvertes de Dardé dont personne n’avait osé parler avant moi depuis 1932. Il est un individualisme qui construit, donne une dignité à la personne. Mais dans l’histoire des hommes, tous ceux qui ont révélé des vérités ont été calomniés. Je n’y échappais pas. Une procédure judiciaire fut entreprise pour faire censurer le contenu de mon livre -qui fut validé en 1994- pendant qu’une version « officielle » de la vie de Dardé était subitement publiée « Avec le concours de la Mairie de Lodève ». Cette version coupe le lien politique avec les œuvres de Dardé, et conclut après un exercice d’érudition que l’artiste aurait dit : « avant de mourir à un de ses amis : J’ai eu la vie que je voulais… » ! Et pendant que cette version « officielle » était mise en vente au musée, mon livre y était interdit. D’ailleurs, il reste encore introuvable vingt et un ans après sa publication dans la bibliothèque de cette sous-préfecture, où se trouvent pourtant les versions locales sur l’artiste. (Ce pays ne fait plus démocratie et pourtant la municipalité a changé en 2008). La vie engagée de Dardé s’en trouve réduite à la dimension de celle d’un artiste local dont l’œuvre serait dénuée de sens.

Ce type de récupération d’un artiste pour attirer quelques touristes est sans avenir. Mon livre et mes interventions auprès des pouvoirs publics, du Ministère, et pour aider la mairie, ont cependant été l’aiguillon jalousé de tout ce qui a été fait pour Dardé. En 2011, j’ai même proposé à l’Agglo le prêt au musée Fabre de quelques œuvres de Dardé. Je n’ai jamais reçu de réponse. Dans pareil contexte Paul Dardé ne peut pas être redécouvert à partir de Lodève, ni même à partir de la France. Mais il y a des précédents avec Van Gogh, Gauguin, Cézanne, redécouvert à partir de l’étranger. Si aujourd’hui la biodiversité en danger est un sujet d’actualité, la « discrimination » politique qui frappe ceux qui s’affranchissent- pour faire progresser les consciences- du discours convenu faussement majoritaire, est un sujet tabou en France. La diversité intellectuelle est pourtant une richesse, un patrimoine. Je constate cependant avec joie que la résistance aux « féodalités » progresse en Languedoc, entre autres pour certains lecteurs de mon livre. Le combat contre la manipulation massive et sophistiquée des consciences, est le plus grand défi lancé aux hommes du deuxième millénaire.

Décembre 2013.

Pour en savoir plus : « Paul Dardé sculpteur-dessinateur de l’âme humaine », par Christian Puech, artiste photographe, écrivain voyageur.

Ouvrage 32 x 24 cm,
couverture cartonnée, dos carré cousu, 248 pages,
plus de 500 reproductions en noir et couleur.

AU CATALOGUE DE FRANCE UNIVERS :

                                                         www.editionsfranceunivers.com  

 

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18 septembre 2013 3 18 /09 /septembre /2013 23:26

Avec l’accord de l’auteur, nous reproduisons ci-dessous un chapitre d’un ouvrage de Michel Mourlet, Instants critiques (« le Temps du refus IV », Éd. Alexipharmaque), chapitre intitulé « Psychologie de l’escargot ». En effet, le dernier paragraphe de ce texte daté de 1980 annonce curieusement, en plus abouti, l’immeuble de Milan baptisé « Bosco verticale » dont on parle beaucoup ces jours-ci. Il nous a paru intéressant de porter ce document à la connaissance des lecteurs.

 

Psychologie de l’escargot

 

Ce texte appartenait à l’une des premières versions d’une Chronique de Patrice Dumby encore inédite : Oualomong ou la Retombée en enfance, dont certaines parties relèvent d’un genre que l’on pourrait appeler la société-fiction.

 

Une prospective de l’architecture et de l’urbanisme devrait s’appuyer sur trois paramètres :

une aire précisée : Clichy-la-Garenne, Saint-Merd-la-Breuil (Creuse) ou, à tout le moins, Oualomong ;

une prévision démographique dans cette aire ;

une exploration de nouveaux matériaux ou techniques encore inutilisés – ou à inventer.  

L’expérience des premières tentatives de prévision démographique démontre l’impossibilité de maîtriser le second paramètre. Qui aurait pensé en 1950 que la démocratie oualomongaise cesserait sa progression galopante vingt plus tard et même amorcerait une régression ? Des facteurs psychologiques, voire techniques (utilisation généralisée de la ceinture de chasteté, renforcement de la garde des gynécées, rejet systématique des immigrants par navettes entières dans l’espace) ont surgi, qu’on ne pouvait prévoir. D’autres surgiront peut-être, encore plus inattendus.

Inutile d’insister sur le manque de sérieux de toute hypothèse concernant le troisième paramètre. L’imagination, certes, brodera à loisir, mais sans prise dans le réel.

La prospective architecture-urbanisme pour un quart de siècle ne saurait donc dessiner qu’une projection extrapolée de la situation actuelle, prenant en compte les erreurs passées, les difficultés présentes, les désirs ou les espérances des Oualomongais d’aujourd’hui.

 

A. Urbanisme

Deux domaines distincts : l’aménagement des villes existantes ; la création de villes nouvelles.

 

                           I. Aménagement des villes existantes

 

Caractéristique la plus évidente de ces villes : elles sont vivables et vivantes. Leur longue histoire les a dotées d’une mémoire à la fois invisible et visible, de stratifications harmonieuses de styles, de circulations, d’irrigations, de traditions souples, rodées par le temps. Tout cela constitue une « âme » : une permanence sensible à travers l’Histoire, les changement et la mort. Cette âme assure au passage éphémère des hommes une stabilité, une chaleur irremplaçables. Elle est le lien le plus précieux de la ville. Il y a donc lieu de proscrire tout ce qui peut la flétrir, l’entamer ou la détruire : urbanisme ravageur modifiant les circulations traditionnelles ; styles architecturaux sans lendemain, nés d’imaginations individuelles coupées de l’environnement, déracinées, égotistes, délirantes ; matériaux et techniques en rupture avec la longue et patiente trame tissée à travers les siècles.

 

II. Création de villes nouvelles

 

Les villes anciennes étant éminemment vivables et vivantes, et les villes nouvelles, invivables et mortes, analysons les causes de la réussite des unes et de l’échec des autres. Hormis le fait, bien entendu, que le temps a joué en faveur des premières, pour la sédimentation de leur âme. Mais il est clair que nulle âme n’imprégnera jamais une cité grise, tenue en suspicion dès l’origine par la population, ou dont cette dernière s’écarte, phénomène inconnu dans le passé.

Dans le passé précisément, il n’y a pas non plus d’exemple d’une ville sortie dans sa forme définitive d’un acte intellectuel global. Les villes se sont agglomérées lentement, comme l’escargot sécrète sa coquille, autour de quelques points géographiques favorables à la vie, à l’économie, à la défense, dans un site agréables aux yeux des fondateurs. Ainsi, Saint-Merd-la-Breuil est née de l’heureuse conjoncture d’une rivière, d’une colline, d’une piste de mammouths et d’une forêt de trotpuchs grouillante d’hélipotames dont la chair, accommodée au vin de Menetou-Salon, formait l’aliment principal de nos ancêtres.

C’est en fonction de ces données simples et fondamentales que les villes peu à peu, se sont étendues d’un mouvement ni anarchique ni planifié, mais combinant des réponses tantôt conscientes, tantôt inconscientes aux besoins individuels et collectifs, matériels et spirituels, à mesure qu’ils se présentaient. Démarche par excellence de toute activité vitale. Nos villes anciennes sont vivantes parce qu’elles se sont constituées comme des êtres vivants, végétaux ou animaux, de la semence jusqu’au corps adulte, sans accélération artificielle, sans planification humaine préalable, par une sorte de maturation naturelle.

L’échec des villes nouvelles, comme la tristement célèbre Gérondopolis, procède à l’évidence de l’inversion de cette démarche. On fabrique de toute pièce une coquille terminée dans laquelle on introduit de force l’escargot. Celui-ci, bien sûr, ne s’y sent pas à l’aise et n’a qu’une idée : en sortir pour aller sécréter ailleurs sa propre maison. S’il n’en a pas les moyens, il s’étiole. Il meurt. Les villes-dortoirs, les grands ensembles, les cités prétendument futuristes sont des cimetières. Leurs « concepteurs » auront beau y déployer des trésors d’intelligence et d’imagination fonctionnelles, le résultat sera toujours négatif. Car ils prennent le problème à l’envers et cela est sans précédent dans l’histoire de l’habitat oualomongais.

L’urbanisme sera contraint de bouleverser ses prévisions, de refouler ses fantasmes, de se plier aux lois de nature. À peine de voir ses réalisations vidées d’habitants se couvrir d’orties et de trotpuchs. Bouleversement qui implique une remise en cause de tout le système actuel : administration/promoteurs sauvages à plumes/fabricants de bretelles d’autoroute, pour dégager des procédures locales plus favorables à la spontanéité individuelle et collective.

 

B. Architecture

Deux domaines là aussi : les édifices publics et d’intérêt général, parmi lesquels nous rangeront les constructions à usage commercial et industriel, manufactures, magasins, bureaux. Et l’habitat privé.

Compte tenu de ce qui a été souligné plus haut au sujet de l’aménagement des villes existantes, l’innovation de rupture doit essentiellement s’appliquer aux nouveaux quartiers et aux ville nouvelles. Il ne faudra plus défigurer un quartier chargé d’histoire, lui arracher son âme palpitante en l’oblitérant de quelque monstre intempestif, tel le Centre des Arts de la Place des Victimes ou, en Gaule vineuse,  le Tétraèdre du Vergobret Goupil. Nos enfants jugeront ces erreurs comme nous jugeons les fenêtres bouchées ou percées par certains de nos ancêtres sur d’admirables façades de palais transformés en entrepôts.

L’architecture d’innovation n’a de sens qu’en fonction de nouveaux besoins dans un nouveau décor. Ainsi sont respectées les conditions primordiales d’harmonie et d’équilibre hors desquelles il n’y a pas d’architecture, mais des hybrides boiteux où l’homme respire mal.

De ces conditions réunies naît un style qui est l’expression, à une époque donnée, des aspirations citadines, et qui viendra se relier à la chaîne des styles antérieurs.

 

                           I. Édifices publics et d’intérêt général

 

Ils apportent la note dominante de la symphonie architecturale que doit jouer la ville. Nous les voulons immenses, jaillissant vers le ciel. Qu’on s’y promène, qu’on y médite comme en des cathédrales. Plus de bureaux-prisons, plus d’ateliers-casernes, plus de « zones d’activité » en tôle ondulée, mais des temples du travail, des forums du commerce, des palais de l’industrie. Que la poitrine se dilate en y pénétrant. Qu’ils ne s’endorment pas le soir, ténébreux tombeaux, mais participent à la vie nocturne. Que les hommes qui y travailles et ceux qui n’y travaillent pas s’y retrouvent avec bonheur. Qu’on puisse s’y restaurer, s’y distraire, y voir des spectacles, y entendre de la musique, y goûter les œuvres de la fragrance et de la gustatonomie. Souvent polychromes comme au temps des premiers Dagobert, des premiers Clodomir, et ornés de sculptures, de fresques, de peintures qui invitent à la contemplation, à la joie, au plaisir d’être, et d’être ensemble.

Si elle désire survivre, la civilisation oualomongaise fera éclater les cloisons entre le travail et le loisir. Ainsi sera reconquis par l’homme des villes l’équilibre de l’artisan ou du paysan de jadis.

 

      II. Habitat privé

 

Répétons-le inlassablement : le plus profond et permanent désir de l’escargot est d’habiter sa propre coquille. Et qu’elle soit confortable, et qu’elle ne se dessèche pas, échouée comme une épave, hors de la nature. Qu’elle offre un repos aéré et un refuge au milieu des feuilles et de l’herbe. Les sinistres transhumances hebdomadaires de Pognon City, les longs troupeaux piétinant les  pistes de bitume qui étoilent les cités moroses ne traduisent rien d’autre que le dégoût du bernard-l’ermite pour sa coquille d’emprunt.

Dans la mesure du possible, la coquille familiale sera donc l’idéal. Mais la concentration des villes exige une occupation verticale de l’espace, bénéfique à la nature elle-même, ainsi protégée d’une extension du tissu urbain. La formule individuelle y demeurera, hélas ! l’exception.

Nous voici confrontés, donc, à deux exigences contradictoires : 1) des maisons individuelles dans un décor de nature ; 2) l’occupation verticale de l’espace.

On voit tout de suite qu’il ne peut être question de « boîtes à loyer » comme l’écrivait le cousin d’Hégésippe Gérondif, l’Helvète congelé qui, pourtant, n’a pas cessé d’en empiler. Les amateurs de curiosités mathématiques remarqueront d’ailleurs que les études chiffrées qui ont présidé à l’élaboration de ses clapiers sont en partie fondées sur la « suite de Fibonacci » que le mathématicien italien  a mise au point au XIIIesiècle pour calculer avec précision, à partir d’un couple,  la croissance d’une population de lapins

Concevoir des « immeubles » faits de résidences superposées et juxtaposées, entourées de jardins suspendus, voilà notre proposition. Le village vertical que nous appelons de nos vœux n’est pas la « Cité radieuse » de l’Helvète congelé. Il en est l’antithèse vivante. Il oppose à la citadelle géométrique et bétonnée une imbrication ajourée (hachurée de verdure, traversée de ruissellements d’eau, criblée de trous de ciel) d’appartements-chaumières et de rues sinueuses, d’escaliers étroits, de circulations imprévues et charmantes, comme les antiques villages bâtis à flanc de mont.

  (1980)

 

 

 

 

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12 septembre 2013 4 12 /09 /septembre /2013 09:47

Reproduit avec l’autorisation de l’auteur : version complète (avant les coupures nécessitées par la mise en pages) de l’article publié dans le numéro de juillet 2013 du Spectacle du Monde.

 

Michel Mourlet

  

Le Nôtre, jardinier suprême 

 

   Dans un angle de la salle d’audience, Innocent XI à sa table de travail pose sa plume. Un suisse chamarré et courbé jusqu’à terre vient de lui annoncer l’arrivée d’un visiteur très attendu : un Français venu d’une Cour qui lui cause bien du tracas, émissaire d’un roi qui se prend pour le soleil et dont la politique commence à faire de l’ombre à celle du Vatican. Ce visiteur porte un nom assez répandu en Normandie, un peu bizarre malgré tout : Le Nostre.

   Nous sommes en 1679. Le pape va accueillir le jardinier le plus célèbre d’Europe, dont on s’arrache les élèves ; celui qui a conçu l’écrin de la huitième merveille du monde, toujours en cours de réalisation : Versailles. Mandaté par Colbert pour visiter le Cavalier Bernin, inspecter l’Académie de France récemment installée au Palais Caffarelli et observer ce qui se fait chez nos voisins en matière de jardinage, André Le Nôtre (orthographe moderne fixée vers la fin du XIXe siècle) a été invité par Innocent XI … non moins curieux pour sa part des grands travaux entrepris en France. L’art de ceux que l’on n’appelait pas encore « architectes paysagistes » revêt à cette époque et depuis la Renaissance une importance politique, économique, esthétique, philosophique même, difficile à imaginer aujourd’hui. Un jardinier tel que Le Nôtre pouvait s’attendre à être reçu par les grands de ce monde avec des égards réservés d’ordinaire aux plénipotentiaires les plus huppés.

   Des jardins antiques on ne conserve guère que quelques traces, principalement littéraires, ou des vestiges décoratifs. Assez cependant pour se représenter ceux de Babylone, l’une des « sept merveilles » précédentes : un amphithéâtre carré  de terrasses étagées, constituées de blocs de pierre recouverts d’un matériau de protection et d’une couche de terre ; le tout dissimulant une complexe machinerie d’arrosage. Ces « jardins suspendus » étaient surtout utilitaires : vergers, potagers. De même, dans leur période primitive, les jardins égyptiens, grecs ou étrusques. Ce n’était pas le cas des chinois, premiers jardins sans doute à proposer aux promeneurs un itinéraire affectif ou spirituel. Benoist-Méchin, dans l’Homme et ses jardins, a bien montré comment ces « jardins de l’imaginaire », mêlant l’artifice à la nature, permettaient par la fantaisie et le rêve de s’évader d’une vie quotidienne étouffée sous la bureaucratie impériale. Au Japon également, depuis la nuit des temps le jardin assume une fonction psychologique : amener le contemplateur à certains « états de l’esprit ». En Perse, le « jardin clos » prend une dimension quasi métaphysique et donne son nom au paradis. Les jardins arabes dallés de mosaïques, ruisselants de fontaines et de rigoles fraîches, tapisseries vivantes et multicolores d’oiseaux, de fruits et de fleurs, se conformeront à ce code.

   Quittons les temps archaïques. Après les bois sacrés des Grecs, après les déambulations de leurs philosophes en sandales, s’élabore dans l’empire romain une conception du jardin qui ne cherche pas à diriger les consciences et s’éloigne des métaphores religieuses pour s’orienter plus prosaïquement vers une valorisation des statuts individuel ou collectif. Les riches demeures patriciennes s’ornent à leur entrée et dans leur atrium de végétaux rares et de statues exposant l’opulence de leurs propriétaires. Les parcs publics, les accès arborés des palais où les marbres se reflètent dans le miroir des bassins, expriment avec ostentation aux yeux des visiteurs étrangers la puissance et la richesse du peuple romain. Une « politique spectacle » se met en place. Puis ce sera l’écroulement de cette toute-puissance, et tandis qu’à Byzance se perpétuera durant un millénaire une tradition gréco-romaine influencée par l’Orient, l’Europe médiévale se resserre autour de l’hortus conclusus, éden protégé de la barbarie extérieure et surtout  nourricier.

   Avec (pour aller vite) les retours de Croisades et la Renaissance fascinée par l’Antiquité, va se réinstaurer peu à peu une vision jardinière où l’utilitaire se séparera de plus en plus des créations de l’art. Là aussi l’Italie, se ressourçant dans son passé, donne l’élan. D’aucuns prétendent même ‒ on ne prête qu’aux riches ‒ que les broderies des parterres sont une invention de Léonard. On n’en finirait plus de raconter le merveilleux roman de la rose et du gazon : sautons encore quelques étapes et atterrissons dans les plates-bandes de Le Nôtre.

   Accompagné de son neveu et disciple préféré qui porte sous le bras ses cartons à dessin, le presque septuagénaire, aussi vert que ses bosquets, pénètre dans la salle d’audience vaticane. La scène a été souvent racontée, et même un peu de travers par Saint-Simon, mais elle permet si bien d’apercevoir certains traits du caractère de Le Nôtre qu’on ne saurait en faire l’économie. L’intéressé étale ses croquis, répond à cent questions, reçoit mille compliments et, sur le point de prendre congé, s’écrie :

  Ah ! Je ne me soucie plus de mourir, maintenant que j’ai vu les deux plus grands hommes du monde, Votre Sainteté et le Roi mon maître !

   Innocent XI se lève, hoche la tête :

  Il y a pourtant grande différence entre nous… Le Roi est un prince victorieux, je suis un pauvre prêtre, serviteur des serviteurs de Dieu. Il est jeune et je suis vieux…

   Le Nôtre contourne le bureau, s’approche, scrute le visage de son interlocuteur:

  Mon Révérend Père, vous vous portez bien et vous enterrerez tout le Sacré Collège !

   Le pape rit de bon cœur. S’abandonnant à une impulsion qu’il devine irrésistible, le Premier Jardinier du Roy et Contrôleur général des bâtiments de sa Majesté serre Innocent XI dans ses bras.

   Au récit de cette invraisemblable accolade, la Cour de Versailles tout entière reste incrédule… sauf Louis XIV, qui lui aussi, lorsqu’il rentre de campagne, est embrassé par son jardinier.

   Le Nôtre est un aboutissement. Très peu de créateurs s’écartent de la continuité qui régit les actions humaines et, partant, les arts ; encore moins de nos jours où la rupture obligée avec le passé s’est ancrée dans un nouvel académisme. Racine n’invente pas ex nihilo la tragédie classique ; il est l’ultime perfection d’un genre qui commence par des rugissements dans les abîmes de la Grèce archaïque et parvient à travers Rome jusqu’à Jean de Rotrou, puis Corneille. Il en va de même pour Le Nôtre, héritier suprêmement français de plusieurs millénaires de modélisation du paysage sur trois continents.

   Né dans une famille de jardiniers mais attiré d’instinct par la peinture et le dessin, notre apprenti étudie – en compagnie, entre autres, du jeune Le Brun ‒ l’art de la perspective, l’illusionnisme optique, la géométrie des grandes lignes de force sous-jacentes à la composition, l’équilibre des pleins et des vides, les disputes du clair et de l’obscur, la place et l’échelle des corps dans l’espace, pour tout dire la mise en scène, dans l’atelier de son maître : ce Simon Vouet épanoui dans l’Italie baroque avant de revenir savourer en France une gloire que seul surpassa Nicolas Poussin. Il est plus que probable que la passion des arts plastiques, qui amena Le Nôtre à devenir l’un des grands collectionneurs de son temps, a influencé en profondeur sa vision du jardin et sa manière d’en disposer les éléments.

   Mais la mise en scène reste un terme vide tant qu’on n’en précise pas l’objet. Nous avons survolé la signification des jardins antérieurs au XVIIe siècle français. Qu’est-ce qui, dans les réalisations de Le Nôtre, et en particulier Versailles, donne ce sentiment à la fois de grandeur majestueuse, de perfection et peut-être, mais à un degré moindre, d’originalité, avec cette restriction que l’originalité reste une qualité extrinsèque, mineure par rapport à la beauté ?  

   Certes, à l’école de Vouet il a été nourri d’art italien ; il a admiré les gravures de la Villa d’Este et de la fontaine de l’Océan, dans le Boboli de Florence parsemé de statues et de « fabriques ». Il n’ignore rien des effets imposants de la symétrie cultivée par l’antiquité européenne, ni des surprises ménagées par son contraire, la dissymétrie chère à l’Extrême-Orient. Avec le lait de sa nourrice il a avalé, pour la pratique, le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs d’Olivier de Serres ; pour la théorie, un peu plus tard, le Traité du jardinage selon les raisons de la nature et de l’art de Boyceau de la Baraudière ; pour le parcours initiatique et poétique, le fameux Songe de Poliphile attribué à un moine vénitien quelque peu hétérodoxe, Francesco Colonna. Et, s’ajoutant aux perfectionnements récents de la triangulation géodésique ainsi qu’à l’apparition du graphomètre, il a rangé dans sa bibliothèque ou dans sa tête les traités d’hydraulique, d’architecture, et même de fortification, d’astronomie, qui lui permettront de diriger, à la manière pluridisciplinaire d’un Michel-Ange ou d’un Vinci, les gigantesques chantiers de ses employeurs, parmi lesquels on retiendra ici Fouquet et le roi.

   Fouquet saura par ses exigences d’apparat cristalliser à son profit le savoir-faire et le goût de Le Nôtre pour le grandiose dans la simplicité, selon des canons en train de s’établir : l’imposition en tout domaine d’un ordre général de la raison (« les jardins de l’intelligence », dira quelqu’un), destiné à corriger les imperfections de la nature, mais assoupli par une liberté du détail baroque. Tantôt Descartes l’emporte, tantôt l’Astrée, et parfois chez un même artiste. L’art de Le Nôtre, où dialoguent la géométrie des surfaces et un  perpétuel surgissement de sculptures insolites et de bosquets, est assez caractéristique de cette bipolarité.  Le Nôtre, qui a fait ses classes aux Tuileries, est l’homme des grands espaces mais aussi des recoins à surprises (pour la plupart disparus depuis longtemps). L’ampleur et le richesse de ses conceptions coïncident avec la volonté d’étalage de Fouquet et aussi avec la prise de conscience d’un impératif qui va se préciser grâce à Colbert : l’aménagement du territoire. L’architecte Thierry Mariage a finement analysé la part de cette notion, jusqu’alors informulée, dans l’univers de Le Nôtre. L’importance de l’économie agraire, le développement de la cartographie, la naissance de l’inventaire, la réglementation des usages dans le bâtiment et l’urbanisme, concourent à situer désormais tout projet paysagé au cœur de son environnement au sens le plus large. Dans ces contraintes nouvelles, dans  l’amélioration des techniques, le jardinier aux ambitions pharaoniques puise un extraordinaire renouvellement de son art, dont l’aspect le plus spectaculaire est l’ouverture du jardin sur le monde qui l’entoure. Le cloître édénique est aboli. L’horizon devient la seule clôture de l’hortus

   Et de Fouquet à Louis XIV, de Vaux à Versailles, le « saut qualitatif » impressionne davantage encore.

   Sous des dehors bonhommes et un franc-parler  dont il use avec une habileté consommée, mangeant comme du bon pain les joues des papes et des princes, sachant à la virgule près ce qu’il peut oser, on sent chez André Le Nôtre un appétit de possession, de domination qu’il assouvit sur la nature, sur les centaines d’ouvriers dont il dirige la manœuvre, les tonnes de terre qu’il déplace, les milliers d’arbres qu’il transplante, les rivières dont il détourne le cours. Et ce fol appétit de puissance, sans lequel il n’aurait rien entrepris, a rencontré un orgueil non moins démesuré, doublé d’un pouvoir si près de l’absolu qu’il s’affirme tombé du ciel, comme la Grâce. Ainsi Le Nôtre et Louis se sont-ils trouvés, élus et complétés. Entrevue dans la Rome antique, ébauchée par quelques grands seigneurs de la Renaissance et à Vaux-le-Vicomte, la mise en scène du Pouvoir dans un théâtre de verdure s’élève lentement des marécages versaillais : totale, impérieuse, à la fois éclatante et secrète, comme l’aurore d’un soleil sur lequel va se régler l’horloge du monde civilisé. Ce soleil une fois parvenu à son apogée, les allées rectilignes en rayonneront sur toute l’Europe,  jusqu’en Russie.

   Tout a été dit sur la symbolique de Versailles, inspirée par le roi, mise en œuvre par Le Nôtre, qui unit le Ciel à la Terre en un microcosme où les deux pouvoirs, spirituel et temporel, finissent par se confondre comme en la personne du monarque – ou de l’imperator.  Et le Jardinier, ici, est le passeur : il commande aux éléments et les tourmente, tout en respectant l’ordre cosmique, en épousant la morphologie générale des lieux. Si, disions-nous, une mise en scène sans contenu demeurerait un vase vide, une signification dépourvue de mise en valeur risque de passer inaperçue. Qui verrait que l’axe principal du jardin suit la course est-ouest de l’astre du jour si le terrain n’avait été aménagé, allées et canal, en hippodrome d’Apollon ? Avec Le Nôtre, et grâce à Fouquet, Louis XIV a découvert le metteur en scène idéal : l’intercesseur non seulement entre la symbolique royale et les spectateurs subjugués, mais aussi entre les deux Règnes, terrestre et divin.

   La familiarité calculée de Le Nôtre apportait une heureuse diversion, sans doute, à la rigidité de l’étiquette. Les relations du roi et de son jardinier, rapportées de sources diverses, évoquent une sorte de complicité qu’atteste une dernière anecdote, située un mois avant la mort de Nôtre et relatée par Saint-Simon : « le Roi, qui aimait à le voir et à le faire causer, le mena dans ses jardins et, à cause de son grand âge, le fit mettre dans une chaise que des porteurs roulaient à côté de la sienne ; et Le Nôtre disait là : ‘Ah ! mon pauvre père, si tu vivais et que tu pusses voir un pauvre jardinier comme moi, ton fils, se promener en chaise à côté du plus grand roi du monde, rien ne manquerait à ma joie.’ »

 

 

 

 

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17 décembre 2011 6 17 /12 /décembre /2011 13:39

Copie-J.-legion-d-h_1600x1600.JPG   Nos auteurs se distinguent. En l'hôtel de Seignelay, Jacqueline Ury, qui a publié à France Univers Rasteau, vin doux naturel et recettes gourmandes et les deux volumes de la Cuisine de d’Artagnan, auteur également d’ouvrages chez Hachette, Lattès et divers autres éditeurs, ancienne responsable des pages gastronomiques du Parisien, aujourd’hui gérante de la Société France Élite Gourmet, a reçu le 23 novembre dernier les insignes de chevalier de la Légion d’honneur des mains de M. Pierre Lellouche, secrétaire d’État chargé du Commerce extérieur. Une assistance nombreuse et choisie, où l’on remarquait notamment Me Anne-Laure Réveilhac de Maulmont, conseiller du Commerce extérieur de la France, la pianiste Tania Heidsieck, la cinéaste Anne Revel, Jean Miot (Le Figaro, Valeurs Actuelles), président du Prix de l’humour politique, l’un des deux célèbres Frères Blanc, les président et vice-président de l’Association des Journalistes et Informateurs de la gastronomie et du vin, applaudit les discours du représentant du Gouvernement et de la récipiendaire. Celle-ci évoqua avec force détails pittoresques ses tribulations en Inde pour tenter d’ouvrir le marché de ce pays aux produits et ingrédients de la cuisine française. M. Lellouche, quant à lui, citant une phrase de Michel Mourlet également présent à la cérémonie, n’avait pas hésité à comparer l’auteur de la Cuisine de d’Artagnan à un autre grand voyageur gastronome : Alexandre Dumas : « Il arrivait (à Dumas) de se demander, avec une pointe d’humoristique mauvaise foi, s’il ne s’était pas trompé de vocation en chaussant les besicles de l’écrivain plutôt que la toque du cuisinier. »Et le secrétaire d’État d’ajouter : «  Eh bien, chère Jacqueline, cette question, on pourrait vous la retourner, puisque vous avez, semble-t-il fait la synthèse des deux... » (France Univers Communication.)

 

 

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